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L'interstice
22 octobre 2017

Mourir de rire

 

 

Sur le thème "14-18...l'horreur... et pourtant, parfois, des rires aussi..."

organisé par l'association" Histoire et patrimoine du Haut Cailly"

https://sites.google.com/site/assohphc/evenements/les-projets-de-l-association/concours-litteraire-2016 

 

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Ma tête contre la tête du Boche, je peux enfin souffler. L’assaut à travers les barbelés a été plus long que prévu.  Et pourtant, je suis pas arrivé jusqu’à leur tranchée, la faute à ce maudit schleu qui m’a fait glisser. Me voilà vautré dans la boue, dans la terre à personne, et empêtré dans celui que je viens de tuer.

P’ti Louis me semble bien touché à quelques mètres de moi. J’en vois des nôtres qui sautent dans leur boyau, et derrière, les officiers doivent gueuler pour qu’on avance encore. Je m’entends à peine penser, ça tire de tous les côtés, je vais pas pouvoir bouger de sitôt sans me faire décaniller.

J’ai peur. Je me suis bien dégourdi en courant, c’est les seuls moments dans cette foutue guerre où j’ai pas peur. Les heures d’attente sont horribles, et c’est pas les litres de gnole qui y changent quelque chose. Je sais pas si on peut vomir sa peur, pour se dénouer le bide, mais je sais qu’elle ne s’arrêtera qu’avec une balle, un obus ou je sais pas quelle saloperie qui me tuera.

 

            Et c’est pour bientôt.

 

Quand je cours au moins, j’ai le temps de penser à rien, qu’à canarder et avancer, mon cœur bat la chamade, et les balles sifflent.

 

La moustache de mon boche me rentre dans les oreilles, j’essaye de le retourner, mais il est gras comme un cochon. C’est pas chez nous qu’on voit des bonhommes comme eux, avec ce qu’ils nous donnent à becqueter! Et puis, c’est un gratte-ciel, comme la plupart d’entre eux. Ça me rappelle l’histoire du Prusco de l’occupation de 70 qui devait baisser la tête pour rentrer dans l’église, c’est les vieux qui la racontaient. Ils voulaient même lui faire payer deux places s’il se décidait à prendre  l’omnibus. Pourquoi je pense à ça maintenant? C’est vrai qu’on rigolait bien avant…

 

Je veux bouger mais je glisse, il doit y avoir un demi-mètre de boue dans ce charnier. Et en tombant, j’en ai déjà avalé quelques litres. Son œil est à dix centimètres du mien, il a pas l’air mort, il a l’air encore furieux. Moi, je supporte pas ce regard. Je me raidis et d’un coup de nez dans sa pupille toute bleue, je lui ferme son œil de boche pour toujours.

A côté, j’entends plus P’ti Louis gémir. Quand je pense au foin qu’il a fait pour être incorporé…avec ses 1m54, il faisait pas la maille, il a dû tricher et se mettre sur la pointe des pieds! Il doit en avoir fini maintenant…ou bien il préfère crever en silence. Ou bien j’en ai tellement pris plein la gueule que je suis devenu sourd…j’entends plus rien?! Pourtant, ça doit encore tirer de partout. Je suis sourd? Hein? Je serais sourd? Pas possible!! Est-ce qu’on va me démobiliser pour surdité? J’espère comme un dingo…Je sursaute: un pet long et humide s’échappe du fridolin, et me rends mon audition. En d’autre temps ça m’aurait fait marrer. Aujourd’hui, j’ai peut-être perdu une occasion de m’en tirer à bon compte.

De toute façon, je suis même pas sûr qu’ils nous renvoient chez nous pour surdité.

 

Les heures passent, ça canarde, mais aucun des deux camps se décide à avancer. Je vois P’ti Louis qui tourne la tête vers moi. C’est qu’il est résistant, le bougre. Il rigole en me voyant ! Faut dire que même ici, il a l’alcool joyeux. Avec ce qu’on s’est mis avant l’assaut, ça va lui faire une belle gueule de bois si il survit!

Il va bientôt faire nuit, et je peux toujours pas bouger de mon abri, si on peut appeler ça un abri. Enfin, ici, je suis bien garé, difficile de me prendre une balle. L’angoisse me tenaille la panse. Je vais devoir crever ici, et si c’est pas aujourd’hui ce sera pour demain.

Je gamberge toujours quand je suis inactif, mais là, pas moyen de tenter une sortie. Je tourne un peu la tête pour me dégourdir la nuque. Ça devait être un étang, en contrebas. On en a fait une énorme marre de boue. Les derniers rayons de soleils- peut être les derniers que je vois- lui donne une couleur bizarre.

Ca fait presque beau. Ils ont raison, les autres de dire que je suis un peu piqué. Je crois que je suis plus trop en moi, c’est quand même fou d’être à la guerre et de penser à la beauté de  la lumière sur un lac.

 

Les corbeaux profitent qu’il fait encore clair pour bouffer sur les cadavres. Ce qu’ils sont gras! C’est eux les plus heureux de la guerre, ils sont encore mieux nourris que les frisés. Je me demande comment ils font pour séparer la chair de la boue. Ils s’envolent avec le bout viande tout marron et après… Mais…saleté de corbin!! Voilà que ça m’a chié dessus! C’est toujours mieux que de prendre une marmite sur le casque. Ca fait se poiler P’ti Louis.  Je crois que lui aussi commence à déraisonner.

 

Leur clairon se mets à sonner. C’est vrai qu’ils ont leur popote plus tôt que nous, les boches. Leur clairon est faux, c’est moche! Au moins,  chez  nous on avait de sacrés musiciens, à notre Fanfare de l’Avenir! Surtout P’ti Louis, ça doit lui écorcher les oreilles une sonnerie aussi minable. On en a bu de ces coups en les écoutant, à la foire! P’ti Louis régalait au trombone, et nous on le faisait rager en vidant nos verres pendant qu’il jouait. Une année ça a même faillit finir en grabuge! C’était l’année du  montreur  de monstres qui nous avait énervé parce qu’il n’avait qu’une femme à barbe, un fakir et un géant. Les vieux disaient qu’il était pas plus grand que le Prusco de 70: tout juste si ses pieds touchaient par terre quand il montait son poney. La femme à barbe ressemblait à ces femmes ridicules déguisées en soldat sur les affiches. Il n’y a que le fakir qui était vrai, mais on l’a su qu’après parce qu’il ressemblait aux indiens des troupes anglaises qui ont stationné au village. Il y avait un ours aussi, un singe qui avait un casque et des clochettes. Il le faisait se battre avec une poule. P’ti Louis lui a dit que c’était ridicule et il a lancé son chien pour qu’il se batte avec le singe. Mais il n’a pas eu le temps d’attaquer, à cause de l’orage qui s’est déchainé. Ca soufflait de partout, d’un coup un ruisseau de boue a ravagé le village, les rats sont sortis, tous les animaux sont devenus fous. Les pigeons de la société colombophile se sont échappés et attaquaient l’ours. Le singe s’accrochait à la barbe de la femme, le géant tenait le fakir qui a failli être emporté. Les chiens se jetaient sur les saucisses, les chats nageaient à contre-courant.

Et moi je me vautre dans la boue qui ruisselle, je me vautre avec les rats, dans les immondices du village, je bois de la boue, je m’enfouis, je mange tout ce qui passe à ma portée, entrecôtes, escalopes, tourtes, que je vomis aussi sec, j’ai chaud, je me défrusque dans la boue, ça me rentre de partout, elle me protège, elle me lessive, j’en bois encore, elle a le gout du raisin, le chien de P’ti Louis vient avec moi, se colle à moi, me lèche sous les bras, je ris, je ris.

 

Un rat.

 

C’était un rat qui est rentré dans ma manche. Ça m’a chatouillé et réveillé. J’ai pas dû beaucoup dormir mais j’ai rêvé du village, de la foire. Et c’était bon de revenir à Cailly.

 

La nuit commence à tomber. Avec ce que j’ai transpiré j’ai froid,  je suis trempé de ma sueur mêlée à celle du Fritz. Sa capote a l’air bonne, heureusement que je vise juste, ça évite d’abimer le matériel. J’arrive enfin à retourner ce gros tas sur le côté, et je sors son bras boudiné de la manche. Impossible de trouver un appui stable dans cette marre de boue, mais au bout de longs efforts, je peux lui faire faire un tour complet et lui enlever l’autre côté. Hé, hé, ça y est j’y suis: toujours couché pour ne pas attirer l’attention, même si les tirs se sont calmés, je me glisse dans sa capote, trois fois trop grande pour moi.

 

Ca y est, ils commencent avec les fusées éclairantes…mieux vaut faire le mort dans la lumière, je pourrais toujours bouger dans le noir. De toute façon, uniforme allemand sur le dos ou pas, je suis couvert de boue. Les nôtres me canarderont à coup sûr si je me replie. Je vais essayer de ne pas m’endormir et de tenir jusqu’à l’aube.

Pour l’instant tout à l’air tranquille, quelques tirs quand ils éclairent, et c’est tout. Je somnole entre deux fusées. Je suis réveillé en sursaut par des bruits de sabots. J’aperçois un énorme bœuf qui m’arrive dessus. Ils lui ont mis un casque à pointe, au bestiau!!, je sors le fusil et le canarde mais il continue sa cavalcade. Il doit bien faire deux mètres  au garrot, ce monstre. On dirait que mes balles lui font rien. Je me lève dans le noir, son casque se met à briller comme un lampadaire!!, et sous ses pattes il y a une troupe entière de petits frisés!! des Boches nains!! On aura tout vu. Je cours vers eux, je hurle, je canarde, je saute, je canarde, je pleure de rage, je canarde et je ris, je ris…

… Et puis plus rien.

     

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