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L'interstice
14 janvier 2017

Têtes de l'art

 

 

 

La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé

 le sérieux qu’on avait eu au jeu quand on était enfant.

 Nietzsche

 

 

 

L’angle est cassé ; la rue vide, les immeubles gris, le parc à moitié à l’abandon, et au loin vaguement, le centre-ville. Il s’assoit, à même le béton humide qui recouvre tout le paysage et sort une boite de lego. Les couleurs tombent sur le trottoir, inondent la grisaille environnante. Méticuleusement, il commence à poser une à une des petites briques dans l’angle. Il va le réparer, le colorer, l’embellir comme jamais il ne l’aurait été si il ne s’était pas cassé. Comment tous ces gens vivent ils sans couleur dans cette banlieue maussade ? A l’angle cassé du gros pilier qui soutient la grille de l’entrée du parc à moitié abandonné, il apporte de la couleur, de l’art, des questions aussi sur la pertinence de la présence de Lego dans le paysage urbain. Absorbé par sa création, il choisit, organise et assemble avec soin une cinquantaine de petites pièces, une sorte de grand tetris en trois dimensions.

Il s’accorde une pause, prends deux pas de recul, et une première photo qu’il publie dans la foulée sur le réseau. Le temps d’allumer sa cigarette, et déjà son téléphone vibre, un premier commentaire sans doute. Il s’empresse d’ouvrir l’application. « Quand la nature imite l’art ». C’est le titre du message qui apparait sur son téléphone. Il est pollué par les photos de ses amis virtuels qui s’affichent sans qu’on leur demande. Il voit le sourire radieux d’une amie d’enfance, en vacances au Canada et derrière elle, un ciel vert, jaune et rouge. C’est vrai que c’est beau. Les couleurs ...mais rien à voir avec  l’art : c’est une simple aurore boréale.

Une pièce jaune, de trois sur deux, puis une verte dans le coin, et la petite rouge pour finir la rangée, ça commence à tenir, ça commence à ressembler à quelque chose. Tiens, c’est étrange, il a utilisé les mêmes couleurs que celles du coucher de soleil canadien, jaune, vert, rouge. Il s’est laissé infuser par la photo…parfois on ne maîtrise pas ses influences.

Il veut faire rêver les gens, apporter sa touche de couleurs à ceux qui vivent dans cette banlieue maussade ou qui le suivent sur internet. Tous ces gens qui comme lui pourraient colorer le monde mais qui ne le font pas alors que c’est si simple avec quelques petites briques bien placées dans un angle, un petit trou dans un mur ou une fissure sur les marches d’un escalier.

Son travail d’artiste va bien au-delà de la couleur, il le sait bien, c’est un vecteur qui crée du lien entre l’homme et son patrimoine architectural. Il veut montrer que tout bâtiment construit par l’homme, même dans les banlieues le plus grises, fait partie de son patrimoine et qu’il faut le voir comme une œuvre en soi.

Il est seul, assis à même le trottoir, dans l’après-midi gris et vide d’une cité dortoir, il est au cœur de l’humain et de ses préoccupations fondamentales. Tous ces gens qui verront son travail quand ils rentreront chez eux ce soir ne savent peut-être pas qu’ils ont besoin d’art dans leur vie autant qu’ils ont besoin d’eau, d’air ou de rêver, ils ont besoin  de son art, de ses couleurs, de ses Lego. Ils s’interrogeront sur l’arrivée de cette œuvre étonnante dans leur quotidien, se questionneront sur la couleur, sur leur quotidien, ils chercheront peut-être des renseignements sur le réseau. Il aura fait son travail, un vrai travail d’artiste.

Il se replonge dans son application, et encore une fois apparait l’image du ciel canadien. Sa communauté d’amis commente son voyage avec envie et admiration. C’est naturel, les gens aiment savoir quand nous sommes loin d’eux, une part de rêve, du voyage. Comment ne pas s’extasier devant ses couleurs, ses jaunes, rouges et vert ? C’est triste, les gens ont besoin de trouver un sens à leur vie. Et ce sens, ils ne le voient pas, il est juste devant eux, un peu de couleur dans le gris de nos villes, c’est simple, et tout s’illumine, sans partir si loin, apprécier ces petites choses, profondément humaines, colorées, et artistiques.

Jamais il ne photographierait une aurore boréale comme son ami. Si il était au Canada, sous un ciel pareil, il s’en servirait pour ce que ça doit rester : un fond coloré, très beau, au-devant duquel l’homme, l’art, doit vivre et faire rêver. Il construirait un igloo et en détruirait un petit bout pour y insérer des Lego. Ça serait sans doute une belle photo : au premier plan ses couleurs chanteraient dans l’immensité nordique et répondrait aux couleurs de l’aurore boréale, dans une réconciliation colorée entre l’art et la nature, mais où celle-ci serait comme domestiquée, en toile de fond de l’œuvre où l’Humain et l’Art resteraient au centre des préoccupations.

Déjà trois commentaires sur sa photo, son réseau commence à palpiter. Ainsi naissent les légendes urbaines. Evidemment on peut voyager à l’autre bout du monde, faire rêver les gens qui restent ici mais une idée créatrice comme la sienne peut aussi embraser la toile. Il est déjà suivi dans le monde entier, il a des émules qui eux aussi illuminent la grisaille des pays du Nord ou le quotidien plus chaud des pays du Sud. Son travail plait, il le sait et commence à porter ses fruits. C’est un juste retour des choses, de son talent, de sa persévérance à réparer des angles, des murs ou des trous dans les chaussées.

Et tout ça n’a rien à voir avec cette amie d’enfance qui voyage certes dans des endroits magnifiques et observe des phénomènes rares. Ses couleurs sont belles, c’est indéniable mais vides. Ses couleurs sont vides d’une humanité qui les organise, qui les agence artistiquement et leur donne du sens, une humanité qui pense l’Art. Tout le monde ne peut pas avoir son talent.

Encore trois ou quatre pièces et il aura fini de réparer l’angle cassé du pilier du parc. Il est toujours un peu ému quand s’achève une colorisation, quand elle prend forme sous ses yeux, et au-delà de cet après-midi grisonnant, il voit sous ses yeux, naitre une œuvre puissante et personnelle : son œuvre. Il fait ce qu’il doit : il s’adonne au don qu’il a reçu, humblement, sincèrement et passionnément.

Il prend une dernière photo de l’angle à présent complètement coloré et réparé. Il a déjà reçu des appels de grands journaux internationaux qui s’intéressent à son travail. C’est naturel, le monde a besoin de rêver, il s’intéresse à son don. Il répond humblement à toutes les sollicitations et leur suggère même parfois les titres de leurs articles. Sa légende urbaine est née et se propage dans le monde entier. C’est naturel, un juste retour des choses, ce n’est pas pour rien qu’on le surnomme déjà le « Basquiat des jouets », le « Picasso des angles cassés » ou le « Michel-Ange des Lego ».

 

****

 

L’enfer est dans les détails.

Nietzsche

 

L’angle est cassé ; la rue vide, les immeubles gris, le parc à moitié à l’abandon, au loin vaguement, le centre-ville. C’est assurément un bon endroit pour colorer un angle. Il est seul dans l’après-midi désert d’une banlieue grisonnante. Il s’assoit à même le béton et sort de son sac à dos les premières pièces d’un jeu de lego. Il n’a jamais aimé cet instant, celui où il faut se mettre à l’œuvre. Il a toujours un peu d’anxiété à investir un lieu public pour y développer son projet, mais en quelques mois d’expériences il a accumulé un peu de confiance, et il est heureux de se sentir seul ce jour-là, devant l’angle cassé de la grille d’un parc de banlieue.

Après avoir placé les trois premières rangées, il s’accorde une pause, une cigarette et sort son téléphone. Il lui faut poster une photo sur les réseaux sociaux, c’est le prix à payer pour fidéliser la communauté de tous ceux qui développent son projet. Les premiers commentaires de ses amis virtuels ne tarderont pas, sans doute un peu insipides. Comment leur en vouloir ? Son projet n’a rien d’extraordinaire. Il se contente d’amener un peu de couleur dans les espaces urbains. Quelques Lego pour combler un petit trou dans un bâtiment public, pour reconstituer l’angle cassé d’un pilier ou aplanir les aspérités d’un trottoir. C’est tout simple : il aime apporter un petit détail coloré dans le quotidien parfois un peu gris des gens.

Il doit répondre aux messages de ses amis, ne pas les faire attendre. En ouvrant son application, apparait une magnifique photo d’une aurore australe publiée par une de ses relations en vacances en Nouvelle Zélande : l’horizon embrasé d’un feu vert, jaune et rouge sous le ciel constellé d’étoiles du Sud. Les couleurs sont d’autant plus belles que le phénomène est rare. La beauté éphémère, la force et le mystère de la nature résumée en une seule photographie. Peut-on reproduire de telles émotions dans une œuvre d’art ? On peut toujours en rêver… C’est le moteur de sa vie : rêver, et aussi transmettre un part de son univers intime, au travers de ces petites pièces d’un jeu inventé par un charpentier danois dans les années trente.

Il aurait dû insister pour que son ami apporte des Lego avec lui. La photo aurait fait de l’effet sur le site du projet. Sous le ciel flamboyant, quasi mystique de l’aurore Néo-Zélandaise, la pureté  d’un jeu d’enfant, insignifiantes traces humaines répondant aux souffles impénétrables des couleurs célestes.

Mais il s’emporte. Il est parfois trop lyrique, il le sait. Il s’accroupit, ses genoux craquent, il se remet à son angle. Il aimerait finir avant la nuit, pour que les gens puissent voir ses couleurs avant de rentrer chez eux. Beaucoup n’aiment pas ce qu’il fait, c’est bien normal. Tout le monde n’est pas sensible à l’art contemporain. Il n’aime pas sentir le dédain que son projet suscite parfois. Pourtant l’art existe aussi pour ça, pour étonner, faire réagir, c’est important, il le sait, assez important pour surmonter sa gêne et aller poser ses petites briques un peu partout dans le monde, au grès de ses différents voyages. Il a l’impression de s’être fait une petite place dans la société, pas une place d’artiste, le mot est trop fort, mais enfin, il a trouvé sa voie. C’est tellement compliqué, après des études d’art plastique, il faut trouver un projet, et surtout savoir le vendre. Les membres du réseau des anciens étudiants de son école l’ont bien aidé, sinon jamais il n’aurait atteint le début de notoriété qui est la sienne aujourd’hui. Même un grand rêveur comme lui n’aurait jamais imaginé qu’un jour des médias internationaux s’intéressent à ce qu’il fait.

Pourquoi se plaindrait-il de ce succès ? Son projet est connu sur les cinq continents, des gens de toutes générations se photographient en train de poser des lego en bas de chez eux. C’est si simple de créer un peu de lien, ça ne va pas changer le monde, mais il apporte sa modeste contribution. Les ventes sur son site ont explosé. C’est trop cher, il le sait, mille trois cent euros pour une photo de lego incrustés dans un mur, mais selon ses amis ce sont le prix du marché. Il a pérennisé son projet, c’est beau ! Il avance enfin dans sa vie.

Il ne lui reste plus que deux rangées à placer, en coinçant bien la dernière et l’angle sera réparé et coloré. Du jaune, du vert, du rouge, sans s’en apercevoir il a utilisé les mêmes couleurs que celles de l’aurore australe néo-zélandaise. Il est vraiment trop influençable, tout le monde le lui dit…il faut dire que quand il place ses Lego, il ne pense plus à rien de précis, il laisse son esprit divaguer librement. En tout cas, il n’a pas eu l’impression de penser à la photo de son ami, il était plutôt préoccupé par l’interview qu’il doit donner prochainement au grand journal national. Il espère que les questions ne seront pas trop piégeuses, et qu’il saura y répondre sans trop se ridiculiser. Ce n’est pas la partie de son travail qu’il préfère mais c’est le prix à payer, il le sait pour continuer dans la direction qu’il a choisi. Sans parler de talent, d’Art ou de création, il sait aujourd’hui ce qu’il veut, et c’est déjà beaucoup.  Et ce qu’il veut c’est tout simplement apporter un modeste grain de sable, presque enfantin, dans l’océan parfois tourmenté et obscur de l’art contemporain.

 

****

 

   L’angle est cassé ; la rue vide, les immeubles gris, le parc à moitié à l’abandon, au loin, vaguement, le centre-ville. C’est parfait, il n’y a plus qu’à s’y mettre. Il fait froid mais ça va aller. Il se sent un peu seul, au milieu de cette banlieue grise, devant le pilier d’un parc dont un angle est abimé. Il va le réparer, cet angle en plaçant des pièces de Lego. Un peu de couleur dans la grisaille environnante, ça ne peut pas faire de mal. Il s’accroupit, sort les premières pièces de son sac à dos. Ses mains sont engourdies par le froid, normal qu’il n’y ait personne, il faut être un peu débile pour jouer dehors au Lego par un froid pareil…c’est ce qu’il a trouvé de mieux à faire pour aujourd’hui, il faut bien que son projet avance un peu. Il préfère quand il y a du monde autour de lui, c’est plus agréable de discuter, on ne peut pas dire qu’il faille être très concentré pour faire ce qu’il a à faire. Ce qui est intéressant, c’est de partager. On le prend au mieux pour un cinglé, au pire pour un attardé mental qui joue encore à des jeux de gamins. C’est normal, après tout personne ne l’oblige à faire ce qu’il fait : poser quelques couleurs dans l’espace public souvent gris de nos villes ou de nos campagnes.

Il prend une photo, et pour se sentir moins seul la publie sur Facebook. Ca va se déchainer en commentaire, ils le prennent un peu pour un gourou. Son idée était pourtant bien simple, pas de quoi en faire des tonnes, mais ça plait au public. C’est ce qui fait sa force. Partout dans le monde, des gens posent leurs petites pièces de couleur, prennent des photos et les publient sur la toile. Au moins pendant ce temps, ils ne font pas de conneries, enfin si jouer avec des briques de couleur n’en est pas une…le jour où un allumé escaladera tout en haut de  la Tour Eiffel pour se photographier avec ses Lego, espérons qu’il ne se fera pas mal. Et si quelqu’un fait ça sur le mur des lamentations, ou dans une centrale nucléaire, ou sur le porte avion Clemenceau ?

« Aurores équatoriales, l’or est à la mer»…Qui a posté un titre pareil ? Il faut dire que la photo est belle : un soleil jaune qui se lève au milieu d’une mer noire, un ciel ambré et nuageux. C’est Fred qui poste depuis la Guyane. Il arrive à se lever à l’aube, ce grand fainéant, c’est que ça doit rouler pour lui là-bas ! Ou plutôt, il a fait nuit blanche et comme il tient toujours aussi bien l’alcool, il a eu la lucidité de prendre la photo sans trembler. Evidemment, il n’avait pas de lego sur lui. Rien de grave, un coup de Photoshop et la photo pourra être sur le site : rajouter un peu de rouge pour le ciel, ce sera plus beau, et sur la plage mettre une petite plaque avec quelques Lego de la même couleur. Si le montage est bien fait, ça passe et on laisse comme ça, sinon ça restera une sorte de blague, du genre « quand le réel, le virtuel, la supercherie, l’authentique, le jour, la nuit, le ciel et la mer s’unissent par la magie des couleurs d’un jeu d’enfant ».

Il se remet à la tâche. Il veut finir avant la nuit, et poster le résultat dans la foulée. Ça fait un moment qu’il n’a rien fait, il est temps de montrer à sa communauté de suiveurs qu’il existe encore, qu’il est le Maître, le Master of the lego in the web. En fait, il pourrait arrêter aujourd’hui, son projet est lancé, il marche tout seul. Le monde est fou, même les journaux « sérieux » à grand tirage parlent de lui, comme si il n’y avait rien de plus important comme information. Ça l’arrange, tout le monde est content, ses ventes de photos explosent, et vu le prix qu’ils sont prêts à y mettre, il n’a pas à se plaindre. C’est juste une question de mode, et aujourd’hui ça tombe sur lui, et c’est tant mieux. Qui aurait cru qu’il aurait un jour du succès ? Comme quoi, même en se lançant dans des études d’art parce qu’il ne savait pas quoi faire de mieux, il était arrivé à quelque chose. Il est invité de partout, et des tas de gens de tout âge l’imite parce qu’il est passé au journal de vingt heures : on a tous des lego à la maison, et partout, il y a des trous à boucher dans les murs.

Finalement, c’est ça qui est beau : des gens concentrés sur ces petites pièces, à essayer de les faire tenir dans un trou. Il faut arrêter de croire que c’est de l’art, ce qui est beau c’est le geste créatif, c’est ça qu’il veut qu’on voit sur les photos de ses amis en action, la paix qui émane de leur concentration. Son projet en lui-même ne vaut pas grand-chose mais ce qu’il génère est positif. C’est déjà pas si mal. Il préfère largement un projet communautaire, sans prétention où chacun peut participer, plutôt que de peindre des croutes avec une explication pompeuse et s’enfermer dans une galerie pour essayer de les vendre comme de l’art conceptuel.

Voilà, c’est presque finit. C’est dôle, il n’a utilisé presque que de jaune et du noir, comme sur la photo de Fred (à part dans le petit coin, à gauche où il a mis pas mal de vert, de rouge et de bleu). Même à des milliers de kilomètres, il reste connecté avec ses vieux amis d’enfance, c’est beau.

Pas sûr que ça tienne, et sans doute qu’un petit du coin viendra lui en chiper quelques-uns. Au moins il aura fait un heureux. La photo est prise, ça va faire une nouvelle page sur son site, il est content, il range son matériel et va retrouver ses amis en ville, parce qu’on va pas passer notre vie à se prendre la tête sur trois rangée de lego, non ?

 

 

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